Séance 2 – Petite histoire de la critique

Objectifs :
– Donner une perspective historique à la critique de cinéma, présenter son lien avec une certaine tradition littéraire française.
– Revenir sur la manière dont les Cahiers du cinéma ont défendues certaines approches du cinéma qui ont marqué durablement la critique mais aussi la pratique du cinéma.
– Mettre en lumière la faculté de la critique à soulever des polémiques.

• Une tradition littéraire

La critique de cinéma s'inscrit dans une longue tradition littéraire qui a vu certains écrivains se positionner, théoriser, poétiser à partir d'oeuvres littéraires, picturales, théâtrales. Parmi les auteurs-critiques les plus célèbres, citons Denis Diderot, écrivain du 18ème siècle, philosophe, romancier, essayiste, contributeur de l'Encyclopédie. L'auteur de Jacques le fataliste et son maître écrivit régulièrement sur la peinture à l'occasion des Salons du Louvre et signa même quelques comptes-rendus polémiques. Car oui, la critique peut devenir polémique au siècle des Lumières : certains journalistes et écrivains s'en prennent violemment aux « Messieurs les peintres de l'Académie », soit une remise en cause d'un art officiel, lié au pouvoir royal. Parmi les célèbres textes de Diderot, figurent ceux qu'il a écrit sur le peintre Jean-Siméon Chardin, ventant à travers ses œuvres un genre – la nature morte – jugé mineur. Voici ce qu'il écrit sur son Bocal d'olives (1760) : « Ô Chardin ! Ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c'est la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. (...) On n'entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes aux autres et dont l'effet transpire de dessous en dessus (...). Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se crée et se reproduit ». La critique passe ici par la retranscription d'une expérience sensible transmise par une plume vivante, vibrante à partir de laquelle naît une réflexion, un point de vue ; l'émotion conduit ainsi vers la pensée.
Au 19ème siècle, le poète Charles Baudelaire se situe dans la continuité de cette tradition critique en signant des comptes-rendus d'expositions et des écrits esthétiques qui, comme chez Diderot, contribuent à faire voisiner critique d'art et réflexions théoriques. Il affirme son goût pour une critique personnelle : « Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique, non pas celle-ci, froide et algébrique, qui sous prétexte de tout expliquer n'a ni haine, ni amour, et se dépouille volontairement de tout espèce de tempérament ; mais – un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste – celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte-rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie » ("À quoi bon la critique", Le salon 1846). Ses écrits critiques lui permettront également de donner une définition du beau, du romantisme et de l'art moderne qui précisent ses propres aspirations esthétiques.

• Cinéphilie et positionnements critiques

Ces approches critiques se retrouvent et se prolongent dans la pratique qu'en auront les jeunes plumes, cinéphiles passionnés et futur cinéastes de la Nouvelle Vague, qui s'illustrent dans les Cahiers du cinéma (fondé par André Bazin et Jacques Doniol-Valcroze) dans les années 50. Parmi les plus virulents, figure François Truffaut qui lui aussi s'en prend à l'académisme qui marque « Une certaine tendance du cinéma français», titre qu'il donne à un article publié en janvier 1954 et qui fera date. Il s'en prend violemment aux adaptations d'oeuvres littéraires dites de « qualité française » signées Jean Aurenche et Pierre Bost : des films où règnent selon lui un réalisme psychologique et des mots d'auteur qui asphyxient les personnages. Il leur préfère des films comme ceux de Jean Renoir qui ne sont pas l'illustration d'un scénario mais dont la mise en scène révèle une véritable vision du monde.
Ces jeunes critiques feront date aussi en raison de la défense de ce qu'ils nomment « la politique des auteurs ». De quoi s'agit-il ? Cette politique se définit par un intérêt indéfectible porté aux réalisateurs qui, loin d'être considérés comme de purs techniciens ou « faiseurs », se distinguent par des thématiques, un style, un regard qui leur sont propres. Parmi eux, Alfred Hitchcock, Orson Welles, Fritz Lang. L'audace de cette affirmation vient notamment de l'élévation au rang d'auteurs de réalisateurs pourtant associés à des films de purs divertissement et pour certains de série B (films à petits budgets).
La critique est aussi une manière pour ces jeunes aspirants réalisateurs, futurs cinéastes de la Nouvelle Vague (François Truffaut donc mais aussi Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Jacques Rivette, Eric Rohmer) de formuler leurs propres ambitions esthétiques comme par exemple défendre l'art du montage et de ses jeux de vitesse pour Godard dans son texte « Montage, mon beau souci ».

Activité « Visions et exercices du métier » :

• Pourront être recherchés (sur Internet ou en bibliothèque) et partagés des points de vue de critiques de cinéma sur leur pratique. Par exemple, un célèbre texte de Jean Douchet intitulé « L'art d'aimer » pourra être lu. Son titre offre un premier éclairage sur ce qu'est peut-être avant tout la critique.
« À quelque stade que l'on envisage, tout dans l'activité de l'artiste, implique une attitude critique (...) Il transmet à une trace, dotée elle-même d'une sensibilité propre, le soin de perpétuer à jamais la richesse d'une conscience intime. À la critique de révéler son éclat. À elle le souci d'entretenir la vitalité de cette flamme. Comment ? En opérant la même démarche qui a permis l'éclosion de cette œuvre. Sa sensibilité n'a pas à affronter le monde, comme celle de l'artiste, d'où résultera la création d'une œuvre, mais simplement, sans rien abdiquer d'elle-même, à affronter cette œuvre à partir de laquelle il découvrira le monde de l'artiste ».
À l'occasion d'un entretien radiophonique consacrée , le critique Emmanuel Burdeau partageait sa propre vision du métier, héritée du grand critique de cinéma Serge Daney :
"Je pense qu'il y a toujours eu deux manières de pratiquer la critique de cinéma, et ces deux manières correspondent à différentes personnalités. Il y a celle qui consiste à vouloir faire le tri entre les bons et les mauvais films, donc ceux qui vont rester et les autres, et il y a celle que j'ai apprise à travers Les Cahiers du cinéma et Serge Daney, et qui est de se demander où en est le cinéma. Le travail d'un critique de cinéma est de penser le rapport qu'à un certain moment le cinéma entretient avec le monde. Pour moi, le critique doit accepter le risque de se tromper, c'est-à-dire d'attacher plus d'importance à un film qui ne restera pas, mais qui a pour lui la qualité de marquer un certain moment. 
• Certains éléments mentionnés dans la petite histoire de la critique d'art pourront être interrogés au présent. Qu'est-ce qui peut faire polémique aujourd'hui dans le champ de la critique de cinéma ? Des exemples de polémiques pourront être cherchés sur internet : citons celle suscitée par un article de Serge Kaganski paru dans Libération au moment de la sortie du Fabuleux destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Genet.
D'autres polémiques plus récentes, comme celle liée aux commentaires publiés sur le site AlloCiné, nous amènent sur un terrain extérieur à des questions de mise en scène mais qui polluent l'espace critique.
• Autre élément sur lequel les élèves pourront réagir, l'académisme :
Qu'est-ce que cela veut dire ? 
Quelles œuvres pourraient-on qualifier d'académiques aujourd'hui ? Où se situe la modernité ?