Une jeunesse allemande : images politiques et régimes d'images

Dans son premier long métrage (sorti en salles en octobre 2015), Jean-Gabriel Périot narre le soulèvement, entre 1965 et 1975, d'une frange de la jeunesse allemande contre l'ordre établi. Avant de passer à la lutte armée au sein de la Fraction armée rouge, ces jeunes gens ont cru en la capacité révolutionnaire et insurrectionnelle des images.

 

À l'instar des courts métrages de son auteur (Undo, Eût-elle été criminelle, 200 000 fantômes), Une jeunesse allemande diffère des montages d'archives habituels en ce que les images qui le composent ne s'y voient jamais commentées par des paroles ou par des mentions écrites, en dehors de celles qui accompagnaient certaines de ces images à l'origine (ou lors de leur reprise ultérieure, car le film de Jean-Gabriel Périot recourt dans un petit nombre de cas à des images telles qu'elles ont déjà été utilisées a posteriori dans des montages d'archives). La couleur se mêle au noir et blanc, les textures et les supports (pellicule, vidéo) varient ; tout l'enjeu du montage a été d'organiser cet ensemble hétérogène (des images tournées entre 1966 et 1978) en un tout à la fois divers et cohérent. Il ne s'agira pas ici de faire un inventaire exhaustif de ces régimes d'images, mais d'en identifier quelques catégories afin d'en étudier la présence et les usages — le montage d'archives ayant ceci de particulier qu'il est une réappropriation par un cinéaste d'images qu'il n'a pas lui-même tournées.

Subversion et utopie

Selon Jean-Gabriel Périot, le projet d'Une jeunesse allemande est devenu possible lorsqu'il s'est rendu compte que les fondateurs de la Fraction armée rouge ont entretenu, avant leur passage à la lutte armée, un lien étroit avec la production d'images à but politique et militant : « Avec toutes ces images qu’ils nous ont laissées, on est déjà dans une mise en scène distanciée du réel ; on n’a pas accès à eux mais à l’image qu’ils fabriquaient d’eux. Nous n’avons pas accès à qui ils étaient mais aux discours qu’ils ont décidé alors d’exprimer.* » La pratique du cinéma et de la télévision par ces jeunes gens révoltés s'est nourrie de la croyance qu'elle servirait la révolution, et qu'elle serait le vecteur d'une transformation de la société. Une jeunesse allemande documente cette utopie artistique et politique qui s'est notamment nouée au sein de la DFFB (Académie allemande du film et de la télévision de Berlin), avec l'étudiant en cinéma Holger Meins comme figure de proue.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

« Faire politiquement du cinéma politique » : ce mot d'ordre fut revendiqué dans bien d'autres pays que l'Allemagne, comme en témoigne (cf. l'image en couleurs de Juliet Berto) la présence d'un extrait de Vladimir et Rosa (1970) réalisé par le Groupe Dziga Vertov, fondé par les cinéastes français Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin — même s'il se trouve que ce film a été produit par une chaîne de télévision ouest-allemande.

L'objectif de cette veine cinématographique, militante et révolutionnaire, était de s'affranchir des conventions — considérées comme bourgeoises et capitalistes — en visant à une véritable contre-représentation à laquelle les masses étaient censées adhérer.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

À plusieurs reprises, les images et le montage formulent l'antagonisme à l'encontre des médias dominants – particulièrement Bild, publication conservatrice fondée par Axel Springer. Même Der Spiegel, magazine de centre-gauche, finit par être violemment épinglé par Ulrike Meinhof : « Espérer qu'Augstein [fondateur du Spiegel] fasse ce qui est correct, c'est attendre d'un bœuf plus que de la viande, c'est demander au capital de mener la lutte des classes. »

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Une jeunesse allemande témoigne des formes extrêmement variées de cette production militante : tracts et pamphlets filmiques, documentaires activistes, farces réflexives. Il s'agit par l'image de contester l'ordre établi, en lui promettant les flammes ou le destin d'un étron (image extraite de BZ dans les toilettes, film inachevé de Holger Meins). Le prétexte d'essais en couleur dans le cadre d'un cours de prises de vues devient Die rote Fahne (Le Drapeau rouge, 1968), déambulation irrévérencieuse dans les rues de Berlin à laquelle Jean-Gabriel Périot a joint une musique entraînante ; il ne faut pas oublier combien, entre la RDA voisine et le souvenir de la prise de Berlin par l'armée soviétique en 1945, la présence d'un tel drapeau était subversive.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Comme en témoigne Une jeunesse allemande, Bambule, réalisé en 1970 par Eberhard Itzenplitz, fut un tournant contradictoire. Écrit par Ulrike Meinhof (qui deviendrait par la suite une des figures majeures de la Fraction armée rouge) à partir de ses articles journalistiques, ce téléfilm, tout en constituant une réussite artistique, n'a pas donné lieu à la prise de conscience politique que la pamphlétaire espérait susciter chez les jeunes filles, pensionnaires de foyers, qui en interprètent certains personnages.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Même échec de la dimension militante de l'acte cinématographique lorsque d'anciens étudiants de la DFFB décidèrent d'aller dans des établissements scolaires pour entreprendre des films réalisés par des lycéens. Ils se heurtèrent à des impossibilités — notamment en ce qui concerne les prises de décisions collectives — scellant la faillite d'une utilisation politique du médium, ce qui marqua profondément les initiateurs du projet. Pour les futurs membres de la Fraction armée rouge, le cinéma s'est révélé inopérant en tant qu'arme politique. Il convient de ne pas simplifier les relations de cause à effet, mais on peut y voir une des explications du basculement de la révolte dans la lutte armée.

Télévision, pouvoirs

Comme Une jeunesse allemande, certains films de montage d'archives intègrent des images qui n'étaient pas destinées au cinéma. On peut citer deux jalons, parmi d'autres : Vidéogrammes d'une révolution d'Harun Farocki et d'Andrei Ujica (qui s'appuie sur des images amateurs et télévisuelles) et L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu d'Andrei Uijca (qui recourt pour sa part à des images de propagande à la gloire du dirigeant de la Roumanie communiste). Jean-Gabriel Périot ouvre ainsi son film à de nombreuses archives télévisuelles : émissions en plateau, reportages et entretiens, retransmissions de discours politiques.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Une jeunesse allemande témoigne d'une évolution du dispositif télévisuel. On constate d'abord qu'Ulrike Meinhof fut une figure médiatique familière des plateaux en tant qu'éditorialiste vedette de la revue Konkret — malgré un évident hiatus entre elle (une jeune femme, nettement engagée à gauche) et les autres participants (des hommes d'âge mûr, plutôt de droite ou sociaux-démocrates).

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

L'image ci-dessus témoigne de la position particulière de Meinhof puisque la scénographie renvoie nettement à celle d'un tribunal et semble annoncer son devenir : invisible car cantonnée dans le contrechamp, elle s'apparente à une accusée lors d'un procès. Jean-Gabriel Périot explique le principe très particulier de cette émission : « Ce programme portait sur le mouvement étudiant après le 2 juin 1967. Deux journalistes-réalisateurs, l'un de droite et l’autre de gauche (Ulrike Meinhof, donc) avaient été invités à faire chacun un film sur le même sujet. Après la diffusion des films, autour du présentateur, deux autres journalistes « de gauche » s’entretenaient avec le réalisateur « de droite », et inversement. Tout était chronométré, et au bout d’une heure, les deux réalisateurs s’en allaient et les autres journalistes délibéraient.* »

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Ces deux images mettent en avant le présentateur des actualités, devenu homme-tronc. Le cadre est serré, l'énonciation se fait face caméra, les yeux dans les yeux avec le spectateur. Il s'agit d'une parole sans contradicteur, sans possibilités d'interactions ; la triangulation qui s'opère dans les programmes des années 1960 entre présentateur, invité et spectateur a disparu. À mesure qu'avance le temps des faits évoqués, Une jeunesse allemande est envahi par ce dispositif visuel qui témoigne d'un appauvrissement et d'une homogénéisation idéologiques et formels, d'autant plus sensibles qu'ils font suite, dans le montage du film, à une multitude d'expérimentations télévisuelles et cinématographiques.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

La parole des hommes-troncs se rapporte aux images informes des reportages ; le sens, univoque, y est dicté par les commentaires en voix off.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

En insistant sur la parole politique filmée de Helmut Schmidt, alors chancelier, Jean-Gabriel Périot souligne un parallélisme avec le dispositif télévisuel qui se met en place dans les années 1970 : même façon d'énoncer face caméra, mêmes cadres serrés accentuant l'adresse directe au téléspectateur. Les formes de la parole télévisuelle et de la parole d'État nouent une alliance objective contre des ennemis communs désormais invisibles et silencieux. L'image est comme enrégimentée tandis que le flux des images subversives s'est totalement tari.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Une telle construction ne doit évidemment rien au hasard. Jean-Gabriel Périot construit du sens par le montage : il met en valeur une réaction officielle — politique et médiatique — qui révèle un autoritarisme passant par le choix d'un dispositif visuel précis. Autoritarisme que souligne une image frappante, qui fait écho à un passé impérialiste et belliciste : quand Helmut Schmidt prononce un discours au Bundestag pour justifier des lois anti-terroristes qui rognent sur les libertés publiques, le cadre s'élargit et dévoile l'assemblée face au pupitre de l'orateur surmonté de l'immense aigle allemand.

Fiction, imaginaire

S'il s'agit sans ambiguïté d'un documentaire, Jean-Gabriel Périot fait remarquer que son film est « construit avec des ressorts de la fiction : une narration au présent, un attachement pour les personnages, pour ne pas dire une certaine empathie, et une histoire finalement très proche de la tragédie.* » Cet apparentement d'Une jeunesse allemande au cinéma de fiction se matérialise d'ailleurs par l'intégration de séquences issues de ce dernier.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

L'extrait de fiction cinématographique le plus emblématique est celui de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni, allégorie stylisée de la destruction des attributs de la société capitaliste et consumériste, mise en musique par le groupe Pink Floyd. Dans le montage, cette séquence succède à celle où l'on entend Ulrike Meinhof prononcer la profession de foi de la Fraction armée rouge, explicitant le passage à la lutte armée. Le montage organise un contraste fort entre la profusion visuelle et musicale de Zabriskie Point et l'écran noir sur lequel se pose la voix blanche et déterminée de Meinhof. Cet extrait dépayse Une jeunesse allemande — aux États-Unis, « pays de la fiction » — et signifie que l'image n'est plus l'arme avec laquelle s'expriment les insurgés ; pour leur part, ils ne produisent désormais plus de films, et Jean-Gabriel Périot en prend acte en agençant ces deux séquences.

Une jeunesse allemande, un documentaire de Jean-Gabriel Périot © UFO Distribution, 2015

Il est significatif que Jean-Gabriel Périot fasse appel au film collectif L'Allemagne en Automne (Deutschland im Herbst, 1978), précisément au segment réalisé par Rainer Werner Fassbinder, lequel s'y met en scène puis demande à sa mère de prendre position sur les événements. S'il ne correspond en rien à une fiction traditionnelle et tend vers le documentaire, L'Allemagne en Automne se pose comme un examen de conscience cinématographique inquiet et douloureux, que Jean-Gabriel Périot intègre à la façon d'un épilogue. Placée à la suite d'une séquence composée de multiples images télévisuelles, on peut considérer que cette fin ouvre sur un possible « retour au cinéma », à l'imaginaire, à la fiction. Elle forme une boucle avec le prologue d'Une jeunesse allemande, un extrait du film de Hellmuth Costard Der kleine Godard an das Kuratorium junger deutscher Film (1978) dans lequel on entend Jean-Luc Godard s'exprimer ainsi : « Est-ce qu'il est possible de faire des films en Allemagne aujourd'hui ? Possible d'un point de vue philosophique... Est-ce qu'il est possible de faire des images en Allemagne, images dans le sens de l'imagination ? Est-ce qu'un Allemand est capable de faire une image ? On verra à la fin du film si c'est oui ou si c'est non. »

 

Auteur : Arnaud Hée, critique de cinéma. Supervision : Jean-François Buiré. Ciclic, 2015.

* Propos recueillis par l'auteur. L'intégralité de l'entretien est consultable ici.


 Remerciements à Local Films et à UFO Distribution.