Plein emploi - Ateliers

Et ça vous fait rire ?

Le cinéma gore s’appréhende généralement de deux manières distinctes. Une première y lit une intensification explicite de l’horreur à l’écran dans le but d'entraîner le spectateur de l’effroi au dégoût. Une autre adopte une position plus distanciée pour y saisir un geste carnavalesque, drolatique voire ouvertement "jouissif". Les deux tendances peuvent être conjointement développées au sein d’une même œuvre et coexister dans le regard d’un même spectateur, la dérision venant alors faire concurrence à la nausée.
Mais si le rire est souvent une simple réaction de défense face à des images difficilement soutenables, il peut aussi être appelé intentionnellement par la mise en scène, comme souvent dans un cinéma contemporain volontiers parodique.
Le dispositif proposé par Thomas Oberlies et Matthias Vogel dans Plein emploi s’inscrit pleinement dans cette démarche en jouant de l’exagération (ce qui est propre au cinéma gore) et du contrepoint.
Après avoir interrogé les élèves quant à leurs réactions premières face au film, on repèrera les différents moyens mis en œuvre pour provoquer le rire, dans la première partie de la séquence d’affrontement avec les zombies. On mettra notamment en évidence le travail sur les variations rythmiques, qui crée immanquablement une distanciation quant à la violence des images, par l’usage des cartons ou par l’alternance entre des passages très découpés avec usage intensif du gros plan et de bruitages bestiaux, et des contre-champs silencieux baignés de musique d’ambiance aseptisée où les protagonistes, visiblement habitués à de telles situations, font état d’un flegme désarmant.

Hybridation

Analysant le rôle du pastiche littéraire dans l’histoire du roman européen, Mikhaïl Bakhtine avance dans Esthétique et théorie du roman (éd Gallimard, p. 125-132): "Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui, d’après ses indices grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels, appartient au seul locuteur, mais où se confondent, en réalité, deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux « langues », deux perspectives sémantiques et sociologiques. […] Ce jeu multiforme des frontières des discours, des langages et des perspectives est l’un des traits essentiels du style humoristique. […] C’est comme si le style de l’auteur ne possédait pas de langage propre, mais avait son style, sa règle unique et organique d’un jeu avec les langages et d’une réfraction en eux de ses intentions sémantiques et expressives. Ce jeu avec les langages, et souvent une absence complète de tout discours direct totalement personnel à l’auteur, n’atténue d’aucune façon, s’entend, l’intentionnalité générale profonde, autrement dit, la signification idéologique de toute œuvre".

Cet énoncé semble avoir été écrit pour Plein emploi, tant il met en lumière le procédé d’écriture qui est à l’œuvre dans le film. Le sens général de celui-ci n’advient en effet pas par l’invention d’un nouveau langage et l’exposé direct un point de vue qui serait propre aux deux réalisateurs, mais bien par la juxtaposition de deux langages appartenant à des genres balisés, le reportage institutionnel et le cinéma gore, étrangers l’un à l’autre et qui sont ici parodiquement mimés. On rejoint par ce procédé le geste des surréalistes qui, au début du XX siècle, affectionnaient la technique du collage ou du photomontage pour générer de la pensée à partir de rencontres incongrues.
Au cinéma, on a parfois associé la résurgence de cette technique au rôle de la télévision et du zapping, qui "donnent [aux cinéastes] une familiarité avec les formes historiques et génériques du cinéma, qui se traduit en citations, hommages ou détournement de genres." (Raphaëlle Moine, Les genres au cinéma, 2005, Armand Colin)
 
On pourra caractériser les deux langages en présence dans le film par les différents éléments stylistiques convoqués : travail de la lumière, cadre, rythme du montage, jeu des comédiens, relation à la caméra, usage de la musique…
On analysera ensuite la manière dont chacune des deux écritures rejaillies sur l’autre, la contamine, et en quoi cette rencontre fait sens. On pourra pour cela s’attarder sur la manière dont le corps est (mal)traité dans la séquence gore comme en réaction aux corps figés, dissimulant par le sérieux l’absurdité du discours développé dans le reportage.

Dans un second temps on pourra chercher avec les élèves d’autres exemples d’images hybrides, pour en décrire les effets spécifiques.

On pourra travailler autour du photomontage dans les arts plastiques, avec, par exemple, le travail de l’artiste américaine Martha Rosler (voir notamment les deux séries Bringing the war home - 2004 et 1967-1972, réalisées en pleine guerre d’Irak et du Vietnam). On pourra s’arrêter sur Balloons (1972) et rapprocher cette œuvre de Plein Emploi, en mettant en valeur les dissemblances, notamment au niveau du ton général, ainsi que les analogies tant dans la proposition plastique (rencontre d’éléments hétérogènes) que du point de vue du sens généré :la disjonction des éléments est-elle réelle ? Ne peut-on pas avancer au contraire, comme le développe la pensée marxiste, que la violence et le confort domestique se soutiennent indissociablement au sein d’un même espace socio-économique ?.

Dans le champ cinématographique, on constatera que l’hybridation peut prendre deux formes distinctes : soit la juxtaposition (Redacted de Brian de Palma, toute la filmographie des frères Coen), soit la superposition (Cloverfield de Matt Reeves, film-catastrophe et film de famille simultanément ; Le Festin nu de David Cronenberg où se mêlent film noir et fantastique).



Bartlomiej Woznica, 2010