7. Stanley Cavell : À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage (1993)

« Chacun des sept chapitres qui vont suivre rend compte de l'expérience que j'ai faite d'un film hollywoodien produit entre 1934 et 1949. Je me fonde, pour cela, sur deux thèses. La première est que ces sept films constituent un genre spécifique du cinéma parlant hollywoodien, genre que j'appellerai à partir de maintenant “ comédie du remariage ”. En ce qui me concerne, je suis absolument convaincu que ces films forment le noyau central de la comédie hollywoodienne à partir de l'avènement du son, et qu'ils représentent par là même une réussite majeure dans l'histoire de l'art cinématographique. Mais je n'essaierai pas de le soutenir directement ici, pas plus que je n'essaierai de convaincre quiconque que le cinéma est un art. Ma seconde thèse est que le genre du remariage hérite des enjeux et des découvertes de la comédie romanesque shakespearienne (...). » Ainsi est établi, dès les premières lignes de l'introduction d'À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, le programme du livre du philosophe américain Stanley Cavell. D'emblée, on peut y percevoir son humour pince-sans-rire (dans la dénégation « pas plus que je n'essaierai de convaincre... »), élégant dans sa retenue, en sympathie profonde avec son corpus constitué de sept comédies hollywoodiennes : New York-Miami (1934), Cette sacrée vérité (1937), L'Impossible M. Bébé (1938), La Dame du vendredi (1940), Indiscrétions (1940), Un cœur pris au piège (1941) et Madame porte la culotte (1949). Dès les années 1970, Cavell, de même que Gilles Deleuze en France dans ses livres L'Image-mouvement et L'Image-temps, prend le cinéma comme un matériau philosophique à part entière. « Philosophe de l'ordinaire », il porte sa réflexion sur ce qui, dans le cinéma, relève de la culture américaine commune : comédie, burlesque, mélodrame, Fred Astaire... À la recherche du bonheur (publié aux États-Unis en 1981 et traduit en français en 1993 par Christian Fournier et Sandra Laugier) est le livre où il le fait de la manière la plus réjouissante. Il y invente (comme on dit d'un trésor) une catégorie filmique — la comédie du remariage — destinée a faire école, et prête aux films qu'il a élus (entre autres choses, à ce qui s'y dit) une importance tout à la fois esthétique et morale, une capacité d'accomplissement tant individuel que démocratique dont bien des « professionnels du cinéma » et de la cinéphilie gagneraient à s'inspirer.

 

EXTRAIT :

« Ne pas savoir si la connaissance humaine et la communauté humaine exigent que l'on reconnaisse ou que l'on démantèle des limites ; ne pas savoir ce que cela signifie que ces limites soient tantôt représentables comme un obstacle et tantôt non ; ne pas savoir si nous avons plus peur d'être isolés, ou d'être absorbés par notre connaissance et par la société — ces axes d'ignorance forment l'arrière-plan sur lequel je veux considérer le film de Frank Capra, It Happened One Night [New York-Miami, 1934]. Et comme on l'aura deviné, ce que je souhaite méditer de la façon la plus pressante, c'est sa figure centrale de l'écran-barrière, certainement la couverture la plus célèbre dans l'histoire de l'art dramatique. Je suis bien conscient que certains de mes lecteurs — même ceux qui consentiraient à s'occuper sérieusement, ou de bonne foi, de Kant et de Capra séparément — n'accorderont pas absolument crédit à la possibilité qu'un obstacle comique, qui n'est guère plus qu'un accessoire dans une blague de commis-voyageur, puisse évoquer les problèmes de l'isolement métaphysique et de la possibilité d'une communauté  — qu'il doive les évoquer, si l'on veut comprendre l'élément de comédie dans ce film. Moi-même, il m'arrive encore parfois de participer de ce doute, c'est donc encore en partie moi-même que j'essaie de convaincre.

La couverture qui divise l'espace et qui tombe entre les lits est une idée du personnage masculin au moment où le couple des protagonistes, pour la première des trois nuits auxquelles nous assisterons, se prépare à partager un bungalow dans un motel. L'héroïne, on la comprend, est sceptique : “ Voilà qui arrange tout, je suppose. ” Lui répond qu'il aime bien avoir son intimité quand il s'apprête à aller se coucher, que des yeux inquisiteurs le dérangent et aussitôt il poursuit en identifiant la couverture de manière allégorique : “ Regardez les murs de Jéricho ! Peut-être pas aussi épais que ceux que Josué a renversés de sa trompette, mais bien plus sûrs. Vous voyez, je n'ai pas de trompette. ” Savants que nous sommes dans les modes du symbolisme hollywoodien, qui sont en général aussi lisibles qu'un drapeau qu'on monte ou qu'on amène, nous pourrions déjà prédire que l'action du film s'achèvera avec la chute de ces murailles. Mais, si ce film nous tient à cœur, soyons assez savants pour nous soucier des rigueurs de ce symbolisme. La question que doit se poser le récit est : comment faire pour qu'elles s'effondrent. Qu'il s'agit bien d'une question, et de quel genre, nous est déclaré vers la fin du film, lorsqu'on nous montre la deuxième couverture, tirée sans cérémonie par les propriétaires du deuxième motel, saisis de soupçons. Bien sûr, il est facile de l'arracher, si vous ne savez pas ce qu'elle est ou si vous vous en fichez. Ainsi il apparaît rapidement qu'afin que la couverture s'effondre comme il faut, il est nécessaire, entre autres, que le couple en arrive à partager un même phantasme de ce qui la soutient. 


New York-Miami de Frank Capra (Columbia Pictures)

 

Voici que se glisse d'entrée une complication quant à la personne qui doit jouer de la trompette. Au moment où l'homme se prépare à se déshabiller après avoir mis le mur en place et arrangé pour la nuit leurs espaces respectifs, il dit : “ Cela ne vous ferait rien de rejoindre les Israélites ? ” — c'est-à-dire de passer de son côté à elle de la couverture. Or quiconque en sait assez pour faire référence aux murs de Jéricho — par exemple un scénariste hollywoodien — sait que les Israélites sont l'armée assiégeante et que ce sont eux qui disposent des trompettes en question. Ainsi l'homme réitère l'affirmation selon laquelle il n'a pas de trompette, et il ajoute que les murs s'effondreront ou pas selon que les sons appropriés s'élèveront ou non de son côté du mur à elle. Vous pensez peut-être que c'est pousser trop loin l'exégèse biblique populaire, mais, si le point de vue le plus courant dans le public peut être l'interprétation de l'allégorie où Clark Gable [interprète du protagoniste masculin de New York-Miami] est Josué et sonne de la trompette à la fin, il faudrait bien considérer que nous ne voyons rien de tout cela, et que, pour autant que nous sachions, nous sommes libres d'imaginer que c'est la femme qui est encore invitée à prendre l'initiative et qui accepte courageusement cette invitation. (Alors pourquoi ne faisons-nous pas usage de cette liberté ?) Si la trompette appartient à l'homme, alors on peut supposer que le mur-couverture représente la virginité de la femme, ou peut-être sa résistance et même hypothétiquement sa réserve. Je ne veux pas nier que ces symbolismes soient ici à l'œuvre, mais je désire laisser ouverte au film la possibilité de nous apprendre un peu en quoi consistent, à l'orée du deuxième tiers de notre siècle et pour deux personnes qui ne sont plus toutes jeunes, la virginité, la résistance et la réserve, et ce qui pose problème en ces matières. »

 

Extrait des pages 80-81 de la première édition française du livre d'À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage : Paris, Éditions de l'Étoile/Cahier du cinéma, collection « Essais », 1993. Réédition : Paris, Vrin, collection « Philosophie du présent », 2017.

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