1. Jean Cocteau : La Belle et la Bête, journal d'un film (1946)

Jean Cocteau a rédigé ce journal durant le tournage et la postproduction de son film La Belle et la Bête, lequel allait devenir un des rares classiques du cinéma français relevant du genre merveilleux. Émanant d'un artiste touche-à-tout (poète, peintre, dessinateur, dramaturge) n'avait rien d'un « professionnel de la profession » cinématographique, ce témoignage s'avère l'un des plus passionnants, sincères et précis qui ait été donné de l'élaboration de (dixit Cocteau) « cet édifice qu'on n'échafaude ni dans le présent, ni dans le passé, ni dans l'avenir : un film », avec ses joies artisanales (le plaisir pris par Cocteau à fabriquer son œuvre pièce par pièce, avec l'aide empressée d'une équipe enthousiaste, est communicatif), ses problèmes matériels (dûs entre autres au contexte de l'immédiat après-guerre), techniques et météorologiques, et ses difficultés physiques. Durant tout le processus de création de ce film destiné à enchanter son public, le corps de Cocteau souffrit, très prosaïquement, d'un nombre ahurissant d'infections diverses. Ses lignes presque quotidiennes rendent compte de ce martyr constant, avec lequel l'auteur du Sang d'un poète composa afin que jamais il n'altère l'inspiration ni la concrétisation de son ciné-poème. À mesure que, infesté de maladies de peau, il devenait la Bête, son œuvre se faisait de plus en plus Belle. Réalisateur de son premier long métrage à presque soixante ans, Cocteau fut le plus jeune des cinéastes ; quatre-vingts ans plus tard, le récit de son tournage garde une vivacité sans pareille. En sus de ce journal, on pourra lire avec intérêt la chronique de la réalisation d'un autre grand film français, presque contemporain : Autour des Dames du bois de Boulogne (1945) de Paul Guth, à propos du film de Robert Bresson dont Cocteau écrivit les dialogues, et dont le tournage eut lieu un an avant celui de La Belle et la Bête.




EXTRAITS :

« Mercredi 26 septembre 1945 — 11 heures du soir.

Mon visage est devenu comme une carapace de gerçures, de ravines, de démangeaisons. Il me faut oublier ce masque et vivre dessous de toutes mes forces. Ce matin, il pleuvait, mais les baromètres allaient au beau. Pendant le maquillage et l'habillage des artistes, nous construisons les passerelles des projecteurs. Nous tournons, à onze heures, les deux plans qui manquent à la scène d'hier. Le dernier plan, très difficile à cause des fumigènes. Marais [Jean Marais, interprète de la Bête] n'a pas usé de son double. Il a voulu sauter lui-même de l'arcade à l'aide d'un tremplin. Après les prises, nous nous apercevons, trop tard, qu'il avait son chapeau à la main droite, hier, et qu'il ne l'avait pas aujourd'hui.

Je déjeune avec Marais chez Mme de Labédoyère. Déjeuner étrange. Je suis assis à la droite de cette vieille dame en noir, Marais à sa gauche, maquillé en bête. On devine que les petites filles en parleront toujours. Après le déjeuner (...) je retourne au mur des bustes.

Les deux prises par lesquelles débute la deuxième scène sont délicates. Je voudrais ouvrir la scène sur le cerf de pierre et de bois, la finir sur le cerf véritable. Mais le cerf du mur est très haut, la corniche très étroite. Josette [Josette Day, interprète de la Belle] y monte. Elle a le vertige. Elle n'ose pas se plaindre. Elle fait preuve d'un vrai courage. Nous construisons, en face, un échafaud de praticables où jucher l'appareil, l'opérateur et ses aides.

Un des privilèges du cinématographe, c'est d'emmêler, de brouiller, de reconstruire les lieux à notre guise. Cette crête de mur deviendra rampe, cette rampe se terminera par les balustres qui longent les fossés en face du château. Cette promenade vue à travers les balustres est notre dernière prise du soir. La seule prise parfaite sera détruite par le rire d'un gamin du village. La lumière, le jeu des artistes, leur démarche, les fumigènes, les cimes des arbres couronnées de soleil, tout collaborait pour notre chance. En une seconde la chance est détruite. On ne la retrouve jamais. Il faut en faire son deuil et ne pas se laisser prendre par le mauvais rêve de courir après, de s'acharner, de susciter exprès un groupe de circonstances harmonieuses produites par le hasard. (De fatiguer l'âme du film.) »

 

La Belle et la bête de Jean Cocteau (Les Films André Paulvé)



« Lundi 29 octobre — 10 heures du soir.

(...) Alekan [Henri Alekan, directeur de la photographie] a entendu dire au studio que tout ce que je trouve admirable passe pour raté, mal éclairé, fromage blanc. Comment ne sait-il pas encore ce dont j'ai l'habitude, depuis des années : chaque fois qu'on tente autre chose, les gens deviennent aveugles, ne voyant que ce qui ressemble à ce qu'ils ont vu. Les gens ont, une fois pour toutes, décidé que ce qui est flou est poétique. Or, comme à mes yeux, la poésie c'est la précision, le chiffre, je pousse Alekan vers l'inverse de ce qui semble poétique aux imbéciles. Il est un peu troublé. Il n'a pas encore ma longue habitude de lutte, ma sérénité en face des sottises de l'époque.

Rien ne me semble plus morne que l'unité photographique d'un film, unité que les spécialistes prennent pour le style. Un film doit distraire l'œil par des contrastes, par des effets qui ne cherchent pas à copier ceux de la nature, mais à trouver cette vérité que Goethe oppose à la réalité (...). Chez la bête (parc) j'adopte une sorte de crépuscule qui correspond mal à l'heure où Belle sort. J'enchaînerai peut-être même ce crépuscule avec du clair de lune si j'en ai besoin. Ce n'est du reste pas parce que je traite une féérie que j'en use si librement avec le réalisme. Un film est une écriture en images et je cherche à lui communiquer un climat qui corresponde davantage aux sentiments qu'aux faits. »

 

Les deux passages cités sont extraits respectivement des pages 86-88 et 143-144 de la première édition de La Belle et la Bête, journal d'un film : Paris, J. B. Janin, 1946. Dernière réédition en date : Monaco, Éditions du Rocher, 2003.

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