5. Présent objectif vs passé subjectif

 

Malgré cette importance, chez Hitchcock, du poids du passé sur le présent, le flash-back de The Lodger est un cas très rare, dans son œuvre, de retour en arrière « classique » : alors que le récit en cours est censé se dérouler au présent, on passe à un nouveau fragment de récit qui présente le souvenir d'un personnage mais qui, très rapidement, semble de nouveau se conjuguer au présent objectif. C'est ce qui se passe le plus souvent à la faveur d'un flash-back : passé le moment précis du retour en arrière (parfois souligné par des effets visuels et/ou sonores), on perd progressivement le sentiment que le récit se conjugue au passé. (On ne pare généralement à cette perte qu'en recourant à une voix off ou à un artifice visuel qui connote le passé — image diffuse, couleur sépia —, ou en mettant fin au flash-back.)

 

Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954) ; La Corde (Rope, 1948)

Cinéaste expérimental, Hitchcock se mesurera fréquemment à la tendance innée du cinéma à s'exprimer au présent objectif, même lorsqu'il est censé représenter le passé : soit en poussant cette tendance à l'extrême dans des films au présent dramatique absolu tels que Fenêtre sur cour et surtout La Corde (où le fil de ce présent intensif est soumis à une tension si forte qu'il risque à chaque instant de rompre), soit en inventant diverses façons d'insister sur la dimension mémorielle et subjective de l'expression cinématographique du souvenir. Ainsi, dans Jeune et innocent, Hitchcock use en quelques secondes du champ-contrechamp avec raccord de regard, du travelling avant et de la surimpression pour souligner le caractère subjectif du moment où un personnage en reconnaît un autre sous une apparence différente de celle sous laquelle il l'avait vu précédemment.
Même dans des films où il semble revenir au flash-back classique, tels que ceux qu'il réalisa en soutien à la Résistance française ou qu'il tourna pour son programme télévisé Alfred Hitchcock présente, Hitchcock va au-delà de son utilisation conventionnelle en le multipliant : dans la seule demi-heure que dure Aventure malgache, on compte pas moins de treize retours en arrière !

NOTA : les références des extraits de films cités sont mentionnées à la fin des montages vidéo qui en sont composés.

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Auteur : Jean-François Buiré. Ciclic, 2015.