Stretching - Analyse du film

La revanche du poète

A première vue, Stretching semble être d’une simplicité enfantine : un homme passe une journée à faire des exercices d’étirement (stretching en anglais) dans les rues d’une grande ville, en se reposant de temps en temps. Mais c’est trompeur. François Vogel ne se satisfait pas d’une vue superficielle et cherche à élargir sa vision du monde, et la nôtre en même temps. Pour cela l’auteur va user de deux techniques : la vision grand-angulaire et la pixilation.

La vision grand-angulaire 

L’œuvre de François Vogel est largement basée sur des images qui couvrent ou essaient de couvrir la totalité de son environnement soit avec un appareil photo doté d’un objectif grand angle (soit 180°) ou avec le reflet dans une boule chromée (soit 360°). Dans ce film, trois plans sont filmés avec une boule de Noël (voir photos), tous les autres le sont avec un objectif grand angle. Ces images d’un monde tout à fait réaliste et usuel, deviennent fantastiques car nous sommes face à un monde déformé qui, certes, n’est pas là pour nous faire peur (comme dans le cinéma d’horreur), mais qui a le pouvoir de nous déboussoler. L’obsession de l’auteur pour cette vision englobante* est poussée à l’extrême dans l’unique plan où le personnage ne fait pas d’exercice d’étirement ni ne se repose. En effet, ce personnage, tout en exécutant un peu plus d’un tour sur lui-même (plus de 360°), fait, sans l’usage de ses jambes, le tour d’un square (360°) alors que l’appareil photo, doté d’un grand-angle (180°), fait un tour complet sur lui-même dans le plan vertical (encore 360°). On ne peut guère lui faire le grief de ne pas faire le tour de la question.
On peut donc dire que le parti-pris de ce film est celui du formalisme, celui d’un monde où la ligne droite et l’équerre n’ont guère droit de cité. François Vogel nous offre une représentation animée inédite des trois dimensions de notre espace commun, en les tordant et en les triturant, avant de réussir à les mettre à plat sur l’écran de cinéma. 


La pixilation

La pixilation est le nom de la technique d’animation image par image d’un être humain. Elle permet généralement de faire faire au comédien ce qui est impossible à réaliser dans la vraie vie. Or, dans Stretching, le personnage exécute des mouvements très simples voire simplistes. Alors, pourquoi utiliser cette technique ? Une fois de plus, nous devons approfondir notre regard et nous rendre compte que le personnage principal du film n’est pas celui qu’on croit. Le décor urbain, la façade et, surtout, son composant élémentaire, le motif architectural, plus précisément, est bien l’acteur principal ou, pour le moins, l’alter ego du comédien. En effet, l’acteur, quel qu’il soit, est celui qui joue un rôle ou bien encore celui qui prend une part active dans l’histoire. Et cette technique de la pixilation permet au motif architectural de prendre vie et d’agir. Finalement, François Vogel, qui a gardé son âme d’enfant, s’est sûrement posé la question, comme beaucoup d’enfants : quand je me déplace (à pied, en voiture ou en train), est-ce que je ne ferais pas, finalement, du sur-place ? Ne serait-ce pas plutôt la rue, le paysage qui défile ? Et, de manière assez magique, il faut bien l’avouer, les façades prennent vie, ondoient, vont et viennent. Ces étirements qu’ils nous proposent sont autant les siens que celui des façades. La façade, surtout connue pour son ravalement, est ici avalée puis régurgitée par l’objectif. Ce flux et ce reflux nous rappellent que, sous les pavés de la cité, la plage ne doit pas être très loin.


Faire mouche au pied du mur

Le discours de François Vogel est simple : nous avons un sens, la vue, qui n’est pas exploité à son maximum, et je vais vous montrer comment on peut l’utiliser autrement. Le globe de l’œil devient ainsi le miroir du globe terrestre (nommé parfois aussi village global). Mais je suis aussi capable, nous dit Vogel, de vous représenter la ville tentaculaire comme un être vivant. Regardez : l’océan urbain des mégapoles est bercé par des vagues de façades.
Sans nous raconter d’histoire (le fil narratif est très ténu), François Vogel nous propose donc un poème sur la ville. Un poème sans dialogues mais avec des couplets et un refrain : chaque moment de repos avec sa séquence de façades d’immeuble  peut être considéré comme le refrain, ce que la musique du film souligne également.
Comme tous les poètes, avec leurs capacités à voir le monde autrement, François Vogel nous donne, quitte à nous désorienter, sa vision à la fois tendre et quelque peu burlesque. Le personnage du film, plus qu’un sportif soucieux de sa forme, est un voyageur immobile qui sculpte à sa guise la ville omnipotente. C’est la revanche du poète plasticien sur l’architecte fonctionnaliste. François Vogel est un promoteur immobilier d’un autre type (le 3e ?), littéralement celui qui favorise le mouvement des immeubles. Il est amoureux des formes et son œil les embrasse comme les bras d’un père ou d’une mère tendus à 180° pour accueillir sa progéniture assoiffée de caresses.

Antoine Lopez, 2010

*A ce titre, Drosofilms, le nom que Vogel a donné à sa société de production, est également significatif, la drosophile étant une mouche, dont on connait la vision panoramique spectaculaire.