— Publié le 16/03/2017

L'Île aux fleurs

de Jorge Furtado

Brésil - Documentaire - 1989 - 12 minutes

Suivez le parcours d’une tomate brésilienne depuis la plantation de M. Suzuki, jusqu’à son point d’arrivée, l’île aux fleurs.

Analyse des premiers plans

L'analyse de séquence, éminemment pertinente à propos de la plupart des films, relève d'une bonne part d'arbitraire pour une œuvre comme L'Île aux fleurs. La durée des plans est extrêmement brève, leur « concaténation » ne constitue pas à proprement parler des séquences. Les raccords entre eux n'ont de sens que par rapport au commentaire dont ils constituent l'illustration.

"Les Japonais se distinguent des autres êtres humains...

Plans 2 et 3 Une musique japonisante qui a débuté dans le plan précédent se poursuit ici. Après avoir été filmé pendant son travail, cet homme est pris sur le mode des photos d'identité policière à côté d'un autre Japonais. Ils portent une blouse numérotée comme les prisonniers. Deux plans se succèdent avec le même cadrage : l'un où le Japonais du plan précédent est de face à gauche, l'autre à droite présentant son profil droit ; le suivant, ils sont à la même place, celui de gauche présente son profil gauche tandis que le Japonais de droite est face à la caméra. Pourquoi ce cadrage policier ? Une manière de montrer comment sont traités les travailleurs étrangers ?

... par la forme de leurs yeux, ...

Plan 4 Très gros plan sur un œil bridé dont le regard se tourne vers la gauche. L'image prend un statut d'illustration minutieuse du discours verbal et de preuve à caractère pseudo-scientifique de la véracité des assertions avancées par le commentaire ; mais, comme toujours, l'ironie se manifeste dans ce regard qui semble se dérober vers un bien problématique hors-champ : qui parle ?

... leurs cheveux noirs...

Plan 5 Très gros plan sur une portion des cheveux.
Ces images illustrent mécaniquement les mots et installent le film dans un principe schématique de stricte équivalence pour mieux le détourner ensuite.
On aura remarqué la similitude formelle des plan 4 et 5 : les ovales entourent un œil et une oreille : les deux sens fondamentaux requis par le dispositif cinématographique.

... et leur nom caractéristique.

Plan 6 Très gros plan sur des papiers d'identité avec photo et empreinte digitale.
De la vue et de l'ouïe, on passe à la « représentation » officielle, et l'empreinte digitale peut renvoyer à la célèbre image de Fritz Lang dans M le maudit, mais surtout au principe labyrinthique de l'organisation du film.

Le Japonais en question s'appelle... Suzuki.

Plan 9 Sur un fond de bruit de moteur, un coup de gong marque l'apparition en gros plan du nom "Suzuki", inscrit en lettres blanches sur un fond circulaire rose. Le rond rose relève d'une certaine « japonéité » (le drapeau de cette nation) et fait écho, par là même et par sa forme circulaire, au coup de gong qui résonne. Imperceptible à une première vision, le son de L'Île aux fleurs est baigné d'un bruitage évocateur, d'un faible niveau sonore. Ce sont pour la plupart du temps des clichés, voire des gags, qui s'ajoutent à ceux présents à l'image.

Les être humains sont des animaux...

Plan 10 Ce gros plan sur une planche anatomique de niveau scolaire participe du principe à l'œuvre depuis le début. Cette manière de mettre les points sur les « i », de plaquer sur chaque vocable l'image qui lui correspond, illustration naïve de préférence, contribue au comique du film. Il s'agit à la fois d'un pastiche de documentaire illustratif, mais en même temps tellement systématique qu'il crée une forme comique originale.

... mammifères...

Plan 11 Gros plan sur une reproduction d'un dessin de Léonard De Vinci, dont le cercle fait écho à celui dans lequel s'inscrivait le mot « Suzuki ». Ce dessin emblématique n'est pas sans évoquer une conception humaniste du monde qui place l'homme au centre de l'univers, place que le cochon, à la fin du film, remettra fortement en question !
L'Île aux fleurs mêle des images de tableaux classiques qui parlent à tous, même si nous ne pouvons pas à chaque fois les nommer. Cette connaissance partagée permet leur rapide identification malgré la brièveté du plan.

... bipèdes qui se distinguent des autre mammifères comme les baleines...

Plan 12 On entend des bruits de mer, des mouettes dans le lointain...
Par un procédé d'animation délibérément sommaire, dérisoire, une baleine découpée fait un saut au-dessus d'une étendue bleue à l'horizon parfaitement rectiligne, censée figurer la mer.

... ou bipède comme la poule, principalement par deux caractéristiques :

Plan 13 Les sons de mer s'estompent tandis que se précise le caquètement d'une poule, qui nous est montrée en plan serré sur un fond sombre de studio photo. Après l'animation sommaire, cette poule vivante, dans un espace qui n'est pas le sien, nous installe encore plus dans le registre d'une démonstration de laboratoire à l'inutilité humoristique flagrante. Sa taille sert de contraste avec la baleine, contraste qui pèsera — c'est le cas de le dire — lors de l'image de la balance.

... le télencéphale hautement développé et le pouce préhenseur."

Plan 14 Un cri de douleur retentit dans le lointain. Les cadrages et les éclairages choisis dénotent une situation de laboratoire. La distorsion entre le sérieux scientifique et le discours un brin fantaisiste participe de l'humour de L'Île aux fleurs. Ce plan illustre les deux critères énoncés qui seront subdivisés dans les deux plans suivants. Le pouce préhenseur est figuré par cette autre main qui plante un drapeau — d'aucune nation ; on y voit une bouche qui tire la langue — dans la substance encéphalique. Le cri qui retentit produit un autre effet comique évident, petite cerise furtive sur le gâteau.

Jacques Kermabon, 1997

La vidéo ci-dessus est issue de Youtube (haute qualité).

Liens

. Intentions, scénario, texte complet du commentaire, critiques du film (en portugais), extrait de la musique à télécharger
. Critique
. Compilation de courtes critiques sur le film (portugais, anglais, français)
. Tomatl, chronique de la fin d'un monde (2011), court métrage de Luis Briceno, très proche de L'Île aux fleurs dans la forme et le sujet (la tomate !)