— Publié le 25/10/2016

J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd de Laetitia Carton

4 questions à Laetitia Carton : extrait du dossier de presse du documentaire, sorti en salles le 20 janvier 2016 et soutenu à l'écriture par Ciclic-Région Centre-Val de Loire.

Diriez-vous que J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd est un film militant ?
Je dirais qu’il l’était il y a neuf ans, au stade de l’écriture avant que je prenne le recul nécessaire. J’étais animée par la colère, un sentiment d’injustice face à tout ce que vivaient les Sourds. Aujourd’hui pour moi c’est un film politique. Eminemment politique. Si par « militant », on entend défendre une cause, je sais effectivement d’où je parle et mon point de vue est très clair. Je pense qu’il faut d’abord enseigner la langue des signes, même si beaucoup de parents ne sont pas d’accord et font le choix de l’oralisation. Je vois le résultat : les adultes Sourds qui ont reçu une éducation bilingue depuis l’enfance ne sont pas handicapés, ils ont juste une culture différente. Ils sont centrés, clairs dans leur identité, épanouis. Vincent ne savait pas qui il était. C’était son problème. Les sourds sont tous en quête d’identité. S’ils n’ont pas eu de modèles étant gamins, c’est très dur pour eux. 

Votre goût pour le portrait et l’autobiographie s’exprime film après film. Pourquoi êtes-vous attirée par cette forme ?
Probablement parce que c’est le cinéma que j’affectionne. J’aime les paroles d’auteur et le « je » au cinéma. Il me semble que c’est en passant par le « je » et par l’intimité qu’on touche à l’universel. Ce goût me vient également de mon cursus aux Beaux-Arts où l’on apprend à aller chercher ce qui nous meut et nous traverse. Les œuvres de cinéastes qui parlent à la première personne, comme celles de Johan van der Keuken, m’ont toujours touchée. 

La caméra établit un rapport de proximité physique aux gens. Etait-ce votre volonté de capter au plus près les affects ?
J’essaie toujours d’être à la même distance des gens dans mes films que dans la vie. Je suis dans l’espace de la discussion tout le temps. Je veux transmettre ce que je partage avec mes interlocuteurs, recréer les conditions qui pourraient faire presque croire qu’il n’y a pas de caméra. Même si on ne l’oublie jamais. 

Cette notion de distance est également contenue dans votre titre, avec cette idée de l’abolir pour approcher l’autre...
Le titre du film vient des paroles d’une chanson de Richard Desjardins, un auteur-compositeur, interprète et cinéaste québécois. Le morceau s’intitule Quand j’aime une fois, j’aime pour toujours. Au tout début de l’écriture, le film s’appelait juste Avec les yeux d’un Sourd mais la phrase, qui n’avait cessé de tourner dans ma tête depuis l’école de Lussas, m’est revenue dans son intégralité. Elle parle en effet de cette distance.

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Laetitia Carton est née en 1974 à Vichy.
Elle vit et travaille à Faux-La-Montagne sur le plateau de Millevaches.
Après des études aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, elle expose son travail dans des lieux d'art contemporain dès sa sortie de l'école. Puis elle fait un post-diplôme à l'école d'art de Lyon. C'est là, avec Jean Pierre Rhem, son « tuteur », qu'elle rencontre le documentaire de création. Elle décide alors de prendre un autre chemin et fait un Master de réalisation documentaire à Lussas.
Son film de fin d'études, D'un chagrin j'ai fait un repos, a été sélectionné et primé dans plusieurs festivals à travers le monde. En 2009, elle réalise un premier documentaire de 90' pour la télévision, La Pieuvre, sur une maladie génétique neuro-dégénérative qui décime sa famille, la maladie de Huntington. Il est sélectionné au FIPA 2010, à Leipzig, à Tubingen.
Edmond, un portrait de Baudoin, son premier long-métrage documentaire pour le cinéma, a obtenu le Grand Prix du festival « Traces de Vies » à Clermont-Ferrand en 2014. Ce portrait intime du dessinateur Baudoin, l'auteur de Piero, est sorti en salles le 30 septembre 2015.
J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd est son deuxième long-métrage.

DE LA COMMUNICATION, par Barbara Fougère - www.critikat.com
A propos de J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd de Laetitia Carton (extrait)

Second long métrage de Laetitia Carton, J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd adopte une forme épistolaire à l'attention de Vincent, ami de la réalisatrice qui l'a initiée à la langue des signes. C'est au moment de sa mort que cette dernière décide de rendre hommage à cet homme et à son rêve de reconnaissance de l'identité sourde. La réalisatrice commence ainsi à filmer les Sourds avec un S majuscule, leur identité culturelle, historique et surtout leur langue. Ponctué par des interventions de la réalisatrice face caméra et en langue des signes, ce film adresse une série de « lettres » à Vincent dans le but de lui donner des nouvelles de ce surprenant pays qu'est celui des Sourds.

Le langage du corps
Le documentaire se fixe pour challenge de nous montrer en seulement 1h45 toute la richesse de « ce monde inconnu et fascinant et d'un peuple qui lutte pour défendre sa culture et son identité » [1]. Au bout du compte : dix ans de tournage et plus de deux cents heures de rushes à trier et monter pour nous expliquer les raisons de la colère d'un peuple qui a « perdu le sentiment d'exister » [2]. La réalisatrice alterne ainsi témoignages, manifestations culturelles, grèves, marches et « coups de gueules ». De cette manière, elle confronte le collectif à l'individuel afin de donner un corps à la colère. Un corps précisément, car ici le gros plan cède la place aux plans poitrine, taille et autres plans larges afin de favoriser la lisibilité d'une langue qui demande l'investissement du corps tout entier. Ce corps, c'est par exemple le corps souple et gracieux de Levant Baskardes signant ses propres poèmes. C'est aussi le corps de ces entendants maladroits et gênés qui font leurs premiers pas dans la langue des signes, ainsi privés de leur langue naturelle.

[1] Laetitia Carton citant une phrase de B. Stiegler lors d'un entretien téléphonique.
[2] Laetitia Carton, dossier de presse.