« Benoît Vincent, comme pas un »

À L'instar du Livre à venir, titre de Maurice Blanchot, essayiste qui lui importe tant qu'il lui a consacré quelques années d'étude, Benoît Vincent semble toujours à venir, difficile à borner, à étiqueter. À contrario des biographies express, curriculums en trois lignes par lesquels nous sommes contraints de raconter, de présenter les écrivains en quatrième de couverture (ou en marge droite de cet article), cet auteur toujours s'échappe, en poète ou en scientifique, et surtout les deux en même temps. (On pourrait lancer ce défi à son talentueux éditeur, le Nouvel Attila, que de penser et d'inventer une impossible « cinquième de couverture », pour que Benoît Vincent s'y invente encore autre). Toujours à venir, même quand il se tient vraiment quelque part, qu'il arpente, scrute, comme il le fait en région Centre-Val de Loire, avec Ciclic, Benoît Vincent invente : un monde, et la langue pour le dire. 

 

► Un écrivain, un botaniste : Du ni-ni comme terrain fertile

Il n'est pas un, il est plusieurs, Benoît Vincent. Sa biographie en inventaire (ici) dit facétieusement (« & après avoir été (dans le désordre) ouvrier textile, veilleur de nuit, (…), manœuvre agricole, chômeur, (…) il est aujourd’hui naturaliste indépendant (flore/habitats et mollusques terrestres continentaux) et auteur ») ce que sa double qualification de « naturaliste et auteur » énonce : il y a du mixte et de l'ouvert dans son rapport au monde et à l'art. À la manière dont certains écrivains et voyageurs (comme Christian Garcin) refusent le tiret d'association entre les deux substantifs pour ne pas se laisser réduire à un statut un brin folklorique, Benoît Vincent substitue à cette question du et-et (botaniste et auteur ?) un ni-ni qui, plus qu'une fin de non-recevoir, ouvre des portes :

« Je pourrais déjà dire, de manière un peu saugrenue, que je n'ai jamais été botaniste ni écrivain, puisque ces deux activités, littéralement, n'existent pas ou plus. Il n'y a pas de diplôme de botaniste en France, et j'ai toujours considéré qu'écrivain n'était pas une activité comme une autre (dès ce texte Pas un écrivain, il y a quelques années)

Plus précisément je serais plutôt un écologue, spécialisé en botanique et malacologie (les mollusques, les escargots) et je travaille sur les communautés biologiques, les cénoses. (…)

Or j'ai d'abord fait des études littéraires, par affinité, parce que j'écrivais, et j'ai poussé assez loin une recherche très personnelle en théorie littéraire, recherche qui se poursuit dans le projet intitulé La littérature inquiète. Je me suis mis à l'écologie quand je me suis dit que je pourrais associer une passion de l'enfance et de l'adolescence, la rivière en l'occurrence, à l'écriture.

Donc j'écrivais avant de connaître l'écologie ; et quand j'ai obtenu mon diplôme, j'ai créé avec deux amis une association d'éducation à l'environnement, dans le sud de la Drôme. Pendant dix ans j'ai arpenté ce territoire, visitant ses paysages, améliorant ma connaissance des plantes et des habitats par l'expérience personnelle, l'amitié et la patience de maîtres botanistes, la rencontre avec les habitants.

Au bout de dix ans, je me suis demandé si je n'étais pas schizophrène, avec ces deux activités. Puis est arrivé Farigoule Bastard, paru en 2015 mais commencé en 2012 et, concomitamment, depuis 2008, les incursions littéraires dans la ville de Gênes en Italie, qui aboutiront à GEnove en 2017. Alors j'ai compris que les intentions étaient bel et bien communes, que dans les deux cas, il était question de territoire, de paysage, d'espace. »

L'espace des possibles : il y a derrière l'esquive initiale une alliance entre les disciplines, que souligne l'arpentage de territoires dans ses livres (Gênes par de nombreux prismes dans GEnove, la Haute-Provence où déambule le berger Farigoule Bastard), et dans ses autres textes — sur le web notamment, en son propre site ou dans cette série intitulée Bornes, dont l'avant-propos ajoute :

« J’ai remarqué que l’espace était le thème que j’essayais d’approcher. Le territoire est un espace organique et organisé, renvoyant tantôt à l’écologie (le territoire du prédateur) tantôt au fait politique (le territoire administratif) ; il est ainsi un lieu privilégié pour l’expression de symboles, de désirs et de fantasmes. Enjeu pas seulement conceptuel, il apparaît comme un évident, un formidable vecteur pour l’imaginaire et, par-là, pour la littérature. »

La série Bornes s'avère un fourre-tout miraculeux, texte vif autant qu'en friche, au statut difficilement situable, métamorphique (l'essai ne se dépare jamais de récit, lequel glisse vers le poème dès qu'on marche dans son pas, poème aux matières soudain taxonomiques, dont les postulats scientifiques portent fantômes et fictions), un texte en formation – comme végétal – et pourtant extrêmement solide et constitué – comme minéral -.
Un ni-ni changé encore en et-et : Minéral et végétal. Solide et fluide. Documentaire et imaginaire.

Entre les paysages arpentés et les pages, chapitres et livres traversés de guingois, les rapports sont forts – ainsi, en introduction de Farigoule Bastard :

« Née des paysages, âpres et graveleux, la langue est très singulière, tant dans son lexique que dans sa syntaxe, et avec un peu d'imagination, on pourrait dire que la phrase porte l'homme comme une garrigue ou une marne, comme ces collines de calcaires secs et déchirés, comme une fidélité, comme une déclaration. »

Mettant en relation symbiotique les mots et les choses, cet avertissement est signé « les auteurs », comme pour affirmer la multiplicité en principe (d'existence et d'action). Benoît n'est pas  Jean-Louis alias Farigoule Bastard, et s'il en est l'auteur, il n'est pas seul. Il n'y a pas, pour lui, d'identité autre que multiple, fugitive. 

► Des inquiétudes et des fictions : d'un « ni-ni » faire un « avec »

Cette alliance de compétences actives produit une tension, plutôt qu'une torsion (puisque les disciplines, écriture et écologie, sont chacune pratiquées avec sérieux, non à la  façon d'un remix désinvolte), tension qui s'avère, à l'instar de la double posture (d'anthropologue et d'écrivain) d'un Éric Chauvier, fertile en fictions :

« Ce qui est en jeu au final, c'est une lecture/écriture du paysage/territoire, et cette lecture/écriture a pour média le langage. En tant qu'élève de Paulhan ou Blanchot, ce qui m'importe, c'est le territoire ou le paysage en tant qu'il est déjà, du fait du préservatif qu'est le langage, une interprétation du monde et de l'espace, donc une fiction est possible. »

Il y a un jeu de lectures en miroirs (sinon brisés, au moins fêlés) fascinant et stimulant dans les textes écrits durant ses séjours en Berry ou en Brenne. Est livré un journal, récit à la première personne des séjours, auquel font suite des fictions. Lesquelles ne procèdent pas de l'autofiction, mais de nouvelles lorgnant vers le fantastique (via l'inquiétante étrangeté des lieux, saisis dans leur quotidien), où sont réinvestis autrement les matériaux du journal. Le prosaïque, saisi « au jour le jour » dans son actualité (qu'il s'agisse de gilets jaunes aux carrefours ou d'un animal surgi au coin d'une route), fait événement ; l'évènement fait motif (poétique et narratif), sa reprise fait poème et fiction.

Ces fictions sont inquiétantes, autant qu'est inquiète la littérature à laquelle il consacre depuis des années un travail d'étude fouillé, au plus près du contemporain : de Nicole Caligaris à Antoine Volodine, en passant par Pierre Senges, la « littérature inquiète », telle qu'il l'envisage, est avant tout matière à romans emplis d'univers inventés, d'imaginaire — jusqu'au fantastique, souvent.

Le lien se fait alors dans notre esprit, par l'inquiétude, entre littérature et environnement, imaginant l'auteur ET naturaliste en vigie de la catastrophe environnementale, annoncée partout comme imminente. Là encore, il nous détrompe : 

« Je mesure effectivement (y compris avec de subtils appareils statistiques) la disparition de la vie en de nombreux lieux ; par exemple, la disparition d’une espèce d’escargot, Vertigo angustior, de l’Essonne. Mais qui se soucie des escargots ?

Et lorsque je suis inquiet, c’est moins face à l’érosion de la biodiversité,  que face à l’inconstance et l’inanité de nos actions. Je m’érige en faux contre la conception de l’anthropocène, qui voudrait faire peser sur l’humain tous les malheurs du monde biologique. De deux choses l’une : où nous faisons partie de ce monde et en assumons de fait la solidarité, ou nous en sommes séparés, et alors se pose la question de notre relation à lui. En effet, il me semble absurde, voire dangereux, de désirer protéger des réalités dont une grande partie nous échappe (par exemple un habitat présumé sensible ou le monde des bactéries, mais aussi, autre exemple à la mode, la relation symbiotique entre les champignons et les arbres), alors que dans le même temps nous refusons de prendre considération du modèle politique qui nous sert de cadre, à savoir le néolibéralisme financiarisé. »

Encore une fois Benoît Vincent bifurque, et déplace l'inquiétude, du champ paysager vers son environnement politique. Encore il nous saisit, à la façon dont sa littérature nous saisit, par l'oblique de ses tournures et sa syntaxe, comme par le surgissement d'images — et la production d'imaginaire qu'elle suscite en nous. L'inquiétude serait donc et l'origine et l'aboutissement, de cette boucle créatrice : lieu et lien, là où s'assemblent ces identités fugitives et parcellaires. Il n'y a donc pas, pour lui, d'identité autre qu'inquiète.

« Mon inquiétude n’est pas un catastrophisme. Elle est très animale, comme les yeux du lièvre dans la garrigue.
Simple, elle est l’inquiétude de celui qui se retrouve comme démuni devant le langage, qui permet de classer donc de choisir et de séparer. Cette inquiétude est une force pour qui, dans un esprit zen je dirais, accepte que la mort est un principe de vie ; elle peut être appliquée au quotidien, mais en littérature elle prend la forme d’une critique, la littérature étant, selon le mot de Blanchot, ce qui doute de tout y compris d’elle-même.» 

Pas d'identité chez Benoît Vincent, autre que dans le doute, inquiète, multiple. Il n'est pas un, il est plusieurs fois, à venir (en région Centre-Val de Loire, notamment, ces prochaines semaines). 

[Guénaël Boutouillet, avril 2019]