L'Émigrant - Analyse du film

Un circuit rire-émotion

Une interview que Charlie Chaplin donna au moment de la réalisation de L’Émigrant montre qu’il avait l’intention d’y imbriquer le rire et l’émotion, tout en s’inquiétant de ce que celle-ci pût nuire à celui-là. Le philosophe Gilles Deleuze a décrit le parfait équilibre qu’atteignent chez Chaplin ces deux formes de l’expérience humaine, ailleurs considérées comme inconciliables : « C’est un circuit rire-émotion, (…) sans que l’un efface ou atténue l’autre, mais tous deux se relayant, se relançant. (…) Il n’y a pas lieu de dire qu’on rit alors qu’on devrait pleurer. Le génie de Chaplin, c’est de faire les deux ensemble, de faire qu’on rit d’autant plus qu’on est ému. » (L’Image-mouvement, 1985).

Dès avant Charlot soldat, La Ruée vers l’or et Le Dictateur, Chaplin fait ce qu’aucun autre cinéaste comique n’a même l’idée de faire à l'époque : tout en conservant la forme burlesque, inscrire explicitement un film dans l’histoire de son temps, en l’occurrence dans la migration massive des diverses Europe vers les États-Unis. Venu en Amérique avec la troupe Karno, Chaplin lui-même n’eut pas à subir les affres d’une telle migration, ni à passer par les fourches caudines d’Ellis Island, « cette île que, dans toutes les langues d’Europe, on a surnommé l’île des larmes » (Georges Perec, Récits d’Ellis Island, 1994). Mais, au moins dans l’esprit du spectateur d’aujourd’hui, la façon dont L’Émigrant ellipse le tristement fameux centre de triage fait exister celui-ci en creux.

Détails

Le moment qui précède cette ellipse est exemplaire de la façon dont Chaplin fait en sorte que l’émotion ne déborde pas le rire, et que ce dernier ne brise pas l’émotion. Après le plan rapproché des immigrants découvrant New York et la statue de la Liberté, qui semble en deux secondes concentrer les espoirs de tous les exilés du monde, un membre de l’équipage du bateau les parque au moyen d’une corde : Charlot jette alors un nouveau regard éloquent en direction de la statue puis vers le spectateur. Cette furtive expression d’ironie du vagabond équilibre par contraste la douleur muette de la mère d’Edna. Rapidité et concentration caractérisent le style chaplinien, même lorsque comme ici le film n’est pas fondé sur une chorégraphie endiablée. Ainsi le spectateur inattentif risque-t-il de rater l’échange argent/pistolet lors de la partie de dés, la pièce qui tombe de la poche de Charlot, le liséré noir du mouchoir d’Edna qui traduit le deuil de sa mère, ou telle phase précise de la circulation monétaire de la seconde partie du film.


Ellipse

Le caractère très ramassé d’un film qui pourtant ne se précipite jamais tient bien sûr aussi à son ellipse centrale, entre la première partie sur le bateau et la seconde à terre. Ellipse plus complexe qu’elle n’en a l’air, qui suspend le pathétique entre deux possibles contradictoires. En effet, son amplitude paraît relativement grande puisqu’elle recouvre le passage de vie à trépas de la mère d’Edna, mais la possibilité qu’elle soit courte suggère la cruelle rapidité de la mort de celle-ci. Ce qui va également dans le sens d’une brièveté de l’ellipse, c’est l’aspect déprimant de l’Amérique que le film propose, une fois à terre, qui traduit la rapidité du constat d’un fait éternel : ancien ou nouveau monde, la dureté sociale est partout la même.

Symétrie

Une autre explication de l’extrême « tenue » qui permet à L’Émigrant d’harmoniser le rire et les larmes, annonçant les futurs grands mélodrames comiques de Chaplin, est la perfection de sa construction symétrique, qui passe par tout un jeu d’échos de la première à la seconde partie. Dans chacune d’entre elles on trouve en effet : une grande brute, une scène de restauration, une découverte réciproque d’Edna et de Charlot, un personnage qui observe ce dernier avec méfiance, un enfermement (derrière la corde du bateau, dans le restaurant), une intervention providentielle (de Charlot pour Edna, de l’artiste pour le couple), une référence gestuelle de Charlot au sport (le base-ball lors de la partie de dés, la boxe au restaurant). Au sein de ce jeu de rimes visuelles, même la statue de la Liberté pourrait trouver la sienne dans le corps immense du serveur, ce qui ne manquerait pas de sel étant donné le caractère très peu libertaire de ce dernier.

L’effet de symétrie est encore plus sensible lorsqu’on remarque que deux des acteurs de la troupe de Chaplin jouent un rôle différent dans chacune des deux parties : Albert Austin, d’abord immigré russe malade sur le bateau puis voisin de Charlot au restaurant, et Henry Bergman, qui de grosse femme roulant sous Charlot devient artiste maniéré. Ces symétries donnent d’autant plus de consistance tragique au corps qui ne fait pas retour dans la seconde partie du film, celui de la mère d’Edna. Chaplin est non seulement le cinéaste du corps burlesque mais aussi celui qui témoigne pour les corps sacrifiés : ici, pour celui de la mère, disparue dans l’ellipse et qui, telle un nouveau Moïse, ne connaîtra pas la Terre promise.

Auteur du dossier : Jean-François Buiré, 2010.