Aux enfants de la décentralisation

À l’occasion de la dernière édition du Festival du film de Vendôme, les rencontres professionnelles nationales ont permis d’aborder les évolutions institutionnelles en cours, en particulier la refonte de l’organisation territoriale dans un contexte budgétaire de plus en plus contraint pour les collectivités et l’État.

Difficile exercice mais expérience pourtant nécessaire : prendre le temps du recul et réinterroger les fondements comme les modalités de l'action publique. Temps rituel organisé par Ciclic en direction des professionnels de la décentralisation audiovisuelle et cinématographique, les rencontres de Vendôme auront été cette année l'occasion d'une mise en perspective générale, une forme d'inventaire avant refondation territoriale. Pour cette rencontre professionnelle, nous avons demandé à Alain Faure, politologue, de participer comme témoin à nos travaux. À l’heure de quitter mes fonctions à la tête de Ciclic, je vous livre ici le témoignage vif, acéré et volontairement décadré en guise d’invitation à poursuivre l'échange. Il nous offre ici une réflexion, un regard, un témoignage enthousiasmant et ouvrant la voie à un travail critique et prospectif sur nos pratiques. Nous le retranscrivons en intégralité avec son aimable autorisation.

Olivier Meneux

 


> Réforme territoriale : Les raisins de la colère à Vendôme…

par Alain Faure, chercheur en science politique au CNRS – PACTE – Université de Grenoble Alpes 

À l’occasion du Festival du Film de Vendôme, les professionnels du cinéma ont organisé une rencontre-débat le jeudi 11 décembre 2014 intitulée “Politiques publiques : tout bouge ! Tout se transforme ?”.

Le matin, les 50 participants ont été invités à prendre le temps d’explorer (selon les termes du programme) la parole des différentes collectivités locales et de l’Etat concernant la place des politiques culturelles dans la Réforme territoriale. L’après-midi a été consacrée à la parole des “représentants de la profession” afin d’ouvrir un temps de questionnement sur l’impact de la Réforme, ses effets, ses zones d’ombre, ses incohérences et ses promesses. Le modérateur de la journée, Didier Salzgeber (Atelier Verso Culture), a pimenté la rencontre en sommant les participants de controverser, s’interpeler, prospecter et s’indigner sans autre fil rouge que celui de leur ressenti, de la charge émotive que leur inspirait l’annonce de ce potentiel bing bang territorial. En effet, la Réforme impose la diminution du nombre des régions, la suppression des départements urbains, la création des villes-métropoles et la marche forcée des communes rurales vers des intercommunalités de grande taille, soit quatre décisions qui, mises bout à bout, sont susceptibles de bousculer en profondeur deux siècles de sentiers administratifs et de grands récits républicains sur “l'égalité des territoires”.

Au terme de cette journée où j’étais invité comme témoin par Ciclic et son directeur Olivier Meneux, j’ai quitté la rencontre-débat à la fois intrigué et perplexe. Le dialogue de Vendôme n’a pas généré de déflagration violente ou d’alchimie inédite mais un mélange d’énergies inquiètes, d’élans déprimés et de signaux d’exaspération. Festival du film aidant, l’atmosphère pourrait être rapprochée des premiers flashs du livre et du film Les raisins de la colère, quand la crise économique et la tempête de poussière contraignent la famille Joad à charger un camion pour prendre la route 66 vers l’Ouest. L’effervescence et la panne de sens se côtoient, frontalement, sans que l’on ne perçoive ni ligne de fuite ni réaction collective organisée. On peut décrypter ce mélange d’inquiétudes et d’émotions en soulignant un ressentiment paradoxal : l’angoisse vient des “enfants de la Décentralisation” que sont les participants à la journée, ceux-là même qui ont été formés et qui ont grandi à l’école politique de la loi Deferre de 1982. Ces derniers semblent redouter une Réforme territoriale pourtant censée conforter les fondamentaux de la décentralisation en termes d’autonomie et de responsabilité. Ce constat incite à ouvrir une double discussion sur l‘importance des inquiétudes exprimées par les acteurs culturels et sur leur apparente incapacité à réenchanter les missions du service public culturel.

photo prise en 1935 au Texas sur les premiers nuages de la Dust Bowl

> Des inquiétudes à foison

Dans tous les témoignages, la Réforme est d’abord commentée sur un mode défensif. Elle est ressentie comme un danger financier, une menace professionnelle, une dégradation du service public. Les arguments reposent sur des éléments factuels et de contexte (moins d’argent, moins d’État, des professions délaissées, des industries culturelles prédatrices, des élus locaux indifférents, des technocraties territoriales arrogantes, des préfets sans âme…). Ils sont aussi alimentés de constats sévères sur l’absence de vision et de perspectives pour la création, la production et la diffusion des films d’art et essai. A l’heure où le législateur transfère massivement des responsabilités et des missions vers les autorités publiques locales, on ne sait pas trop comment les Métropoles, les Départements et les Régions vont interpréter cette montée en puissance dans le champ culturel. La tempête de poussière place “toute la profession” (l’expression mériterait de longs développements!) dans un brouillard anxiogène. Les acteurs concernés ont l’impression de perdre le fil de ce qui fait leur identité et leur légitimité, en l’occurrence une façon spécifique d’accompagner les politiques publiques en faveur de l’image et du cinéma grâce à la levée de fonds réalisée par le CNC (le centre national du cinéma et de l’image animée). La Réforme territoriale est perçue comme dangereuse dans la mesure où elle ne se prononce pas sur les acquis de cette exception culturelle française. Des échanges assez désabusés (et parfois un peu hermétiques pour le néophyte) commentent aussi le nouveau modèle des “compétences obligatoires partagées” (quel oxymore ! ). Et des formules saisissantes ponctuent certaines interventions: “jeu de bonneteau”, “soins palliatifs”, “foutage de gueule”, “schizophrénie”, “échec total”, “traquenard à élus”. On a même pu entendre un “j’en peux plus” rageur. A cet égard, deux thématiques ont particulièrement retenu mon attention qui dénotent une situation de malaise installé.

La première concerne, malgré des débats assez ouverts le matin concernant les défis passionnants pour les collectivités locales, les jugements tranchés qui ont été avancés l’après-midi dénonçant l’incapacité et l’incompétence des élus locaux dans cette période mouvementée. La charge la plus ferme visait les élus régionaux, coupables de tous les maux : ignorance, incompétence, court-termisme et conservatisme. Cette unanimité semble s’expliquer pour partie par une réalité gestionnaire inquiétante lorsque l’on rappelle que les régions contractualisent avec le CNC de façon mécanique, sans passion ni dessein. Elle s’exprime aussi en réaction défensive à l’affichage des priorités régionales focalisé avant tout sur des politiques génériques comme le développement économique, le rayonnement international ou l’égalité des territoires. Ainsi, ces priorités pourraient reléguer ou même ignorer les « référentiels » spécifiques au monde culturel qui sont promus par les directions spécialisées et les DRAC depuis vingt ans dans le champ de la création artistique. Autre étonnement : les acteurs semblent guère intéressés par les dimensions départementale et métropolitaine de la Réforme, ce qui peut surprendre l’observateur quand on a en mémoire les innovations décisives initiées avec le concours d’élus municipaux et départementaux, ou quand on réfléchit à l’extraordinaire vitalité artistique et culturelle des espaces en voie de métropolisation. Dans mes propres travaux de recherche sur d’autres champs d’intervention publique (les transports, l’environnement, l’action sociale…), je repère une mutation du métier d’élu local en termes de professionnalisation des mandats, de territorialisation des enjeux et de redéfinition du bien commun. Ces évolutions esquissent un modèle de représentation où les leaders politiques régionaux et métropolitains deviennent, de facto, des médiateurs décisifs, et d’autant plus lorsque les corps intermédiaires se crispent, s’hyperspécialisent ou se délitent.

La seconde thématique qui a structuré les débats concerne l’entre-soi de la tribu et la place singulière du CNC et de son fonds de soutien dans les échanges. Au fil des interventions et des éléments de langage mobilisés, on devinait une histoire complexe, des liens sédimentés et sans doute quelques puissants secrets de famille… On était dans un monde fermé, le même que celui décrit dans les travaux des sociologues qui s’intéressent à la boite noire des méga institutions, étatiques ou non (la SNCF, EDF, Michelin, Apple…). Le renforcement de la décentralisation alimente un soupçon dans ces espaces protégés : il semble dérangeant parce qu’il pourrait bousculer les prérogatives de la maison-mère (le CNC) et les compromis stabilisés depuis plusieurs décennies avec le ministère de la Culture et l’État français. Naturellement, cette lecture rapide est caricaturale mais elle permet de rappeler que sur le plan symbolique, chaque secteur d’action publique génère son vocabulaire, sa grammaire et ses codes. Pour le CNC, le processus actuel d’hyper décentralisation, dans sa modernité régionale (modèle européen) et dans sa dynamique intermétropolitaine (réseaux interculturels), pourrait devenir, plutôt qu’une ressource ou un décupleur d’initiatives, un ressort déstabilisant et dangereux.

> Un réenchantement difficile

Revenons au livre culte de John Steinbeck et à son adaptation cinématographique par John Ford : le roman comme le film évoquent la dualité entre d’un côté la perte et le deuil, et de l’autre l’espoir et le courage. Mais les deux chefs-d’œuvre diffèrent dans le traitement esthétique de cette tension. L’écrivain propose une vision radicale et à bien des égards désespérée, résolument apocalyptique. Le réalisateur opte quant à lui pour une dramaturgie plus euphémisée et optimiste jusque dans son dénouement (communiste, si l’on en juge par les enquêtes diligentées plus tard par la commission McCarthy). D’une certaine façon, les controverses engagées dans les milieux professionnels et dans les sphères militantes sur les incertitudes de la Réforme territoriale mettent en scène cette oscillation. Dans le champ de la culture, les arguments ne manquent pas sur les deux fronts de la résistance (au “tout marché”, à la standardisation, à l’individualisme, aux inégalités…) et du combat (pour l’égalité, la liberté, l’autonomie, le droit…). On aurait donc pu s’attendre à ce que les débats de Vendôme alimentent plutôt le scénario du réenchantement, c’est à dire le récit d’une décentralisation interterritoriale sensible à la création et à l’innovation artistiques. Force est de constater que si les arguments sont là — la proximité, la création, le métissage, les valeurs universelles, les chemins de traverse —, le travail de traduction, de codage et de diffusion de cet élan décentralisé semble pour l’instant assez timide.

Des recherches récentes en science politique montrent que les grandes politiques publiques volontaristes, qu’elles soient européennes, nationales ou infranationales, sont plus que par le passé suspendues à la qualité de leur affichage et de leur réceptabilité dans l’opinion publique. Il faut que les priorités produisent du sens et suscitent des émotions et des passions, qu’elles soient en phase avec la démocratie pulsionnelle émergeante, qu’elles portent aussi la promesse d’un idéal collectif et de valeurs partagées. La raison et la technique ne suffisent pas, les citoyens attendent des mots d’ordre, des élans, des médiateurs et des lieux susceptibles d’incarner et de raconter l’exception culturelle. En introduction de la journée, Olivier Meneux nous a alertés sur l’impasse des positions seulement nostalgiques adossées au Programme du Conseil de la Résistance rédigé en 1944. Il a touché juste. Nous traversons une période volcanique (cf : l’onde planétaire de “Je suis Charlie”) qui implique un travail narratif renouvelé sur le bien commun, les libertés individuelles et la défense de l’intérêt général, comme ce fut le cas à la Libération.

À vos plumes, à vos micros, à vos caméras !

© Coroa

Alain Faure